Nos défaites, ou la reconstitution et l’interprétation pour apprendre, créer et agir
Le film comme expérience d'un mode de vie, comme formation politique et artistique dans laquelle Mai 68 retrouve son importance. Incarner le passé au présent, c'est ce que fait Jean Gabriel Périot dans Nos Défaites, un long-métrage où des étudiants interprètent plusieurs séquences de films post-68. Ainsi, les élèves de première de la ville d'Ivry-Sur-Seine rencontrent Alain Tanner, le groupe Medvedkine, Jean-Luc Godard, Chris Marker, Marin Karmitz, ou encore le collectif Cinélutte.
Avec ce dispositif, on assiste à une rencontre entre cinéastes du passé et cinéastes en apprentissage, entre des groupes politisés et des groupes quasiment apolitiques. Jouer un autre, créer comme un autre pour mieux le connaître. Mais comment ne pas devenir lui, être noyé dans son identité ? Car c’est la question de l’invention, de l’émancipation, de l’existence par l’invention qui est posée. Comment exister dans la reconstitution d’un personnage, d’un film, d’un événement historique qui existe déjà avant moi Pour ne pas se perdre dans l’autre passé, Jean Gabriel Périot maintient un lien fort avec le présent lorsqu’il interroge individuellement les élèves sur ce qu’ils ont compris de l’extrait du film qu’ils viennent de jouer, sur les mots qu’ils ont employés ou sur les motivations de leurs personnages. Ce qui en ressort, c’est que les élèves interprètent mieux les personnages qu’ils ne les comprennent.
Une deuxième question se pose alors : Comment faire mieux que les étudiants de 68 et comment faire mieux que les cinéastes cités ? C’est une réflexion commune que j’ai souvent entendue chez les étudiants politisés et les étudiants en cinéma : tout a déjà été réalisé, tenté, essayé. Est-ce qu’il nous reste du possible ? Ce sont des questions similaires que pose Périot aux élèves de première. Il leur demande de mettre des mots sur le capitalisme, il leur demande de définir ce qu’ils viennent de jouer. Souvent, ils n’arrivent pas à répondre, ils cherchent leurs mots, se trompent. Mais c’est cette tromperie qui est très belle, qui donne une force au film. Cette infidélité qu'ils expérimentent est l'expression de leur propre subjectivité. Certes, le film témoigne de l’effacement d’un passé, mais c’est dans cet effacement que les élèves développent une réflexion émancipatrice. On assiste à une création dans l’interprétation de la vie d’un autre. Et c’est dans ce même mouvement que Jean Gabriel Périot crée un film singulier plutôt qu’un simple pastiche.
C’est grâce à sa caméra portraitiste qu'une singularité naît dans la reconstitution. C’est comme marcher dans une galerie où les portraits des élèves d’Ivry-Sur-Seine seraient accrochés aux murs à côté des portraits des soixante-huitards. Des portraits peints avec beaucoup de dignité, l'arrière-plan étant quasiment inexistant pour laisser la place à la parole qui circule et s’articule autour du texte. Périot part du principe de l’égalité des intelligences, développé par Jacques Rancière. Cela signifie qu’il considère que les personnes qu’il enregistre sont capables de porter et de comprendre une parole qui leur a été confisquée sous prétexte de l’impossibilité de la comprendre ou de l’exprimer correctement. C’est un combat pour la parole, pour le texte que porte Périot dans la lutte et dans les films. Ce n’est pas pour rien qu'il évoque le groupe Medvekine, créé pour que des ouvriers s’enregistrent eux-mêmes avec une caméra, afin qu'ils puissent exprimer une parole qui n’est pas celle créée, imposée par la télévision. La parole d'un certain cinéma contre celle de la télévision, c’est un long combat déjà porté par les Insoumuses dans les années 70.
Redonner aujourd’hui cette dignité aux étudiants qui luttent est important dans un moment où la télévision continue encore de présenter ceux et celles qui luttent comme des bêtes de foire, comme des monstres sanguinaires. À la mise en scène de gens présentés comme des idiots, répond une mise en scène de la dignité et de l’intelligence collective.
Jean Gabriel Périot convoque également Godard et l’échec du maoïsme avec La Chinoise. Dans le film de Godard, le livre est central. Comme dans Nos Défaites, les personnages sont liés aux livres, aux textes qui doivent définir leur existence, sans toujours y parvenir. On redonne aux personnages le droit au texte, le droit à l’écriture. Filmer des jeunes qui lisent, des jeunes qui font du cinéma, de la politique, va à l’encontre des discours qui proclament que les jeunes ne lisent plus, que les jeunes ne vont plus au cinéma, que les jeunes ne votent plus.
Ce qui est montré dans Nos Défaites, c’est la confiscation des outils qui permettent l’émancipation à toute une génération et une classe sociale. Jean Gabriel Périot ne fait pas l’erreur d’enfermer les élèves dans l’incompétence systématisée. Au contraire, une fois qu’on leur donne une caméra, un texte à interpréter, des outils d’analyses poussés, ce qui se démarque, c’est leur force de création et leur force d’existence. Le film articule l’interprétation, le jeu, la création et la recréation pour produire de la matière. Ces élèves se politisent en apprenant le cinéma, grâce au cinéma qui reconstitue le passé post-68. Jean Gabriel Périot, en circulant par le montage à travers le cinéma et la politique, rend visible ce pouvoir, celui d’apprendre par l’interprétation d’un autre, d’apprendre par la copie, par la reproduction.
Je voudrais évoquer deux autres figures pour parler de Nos Défaites, celles de Pierre Clémenti et de Peter Watkins. Tout d'abord, Pierre Clémenti, acteur et réalisateur. C’est ce lien entre jouer et filmer, entre observer et participer qui m'intéresse. C’est exactement ce mouvement que reproduisent les élèves de première dans Nos Défaites. À tour de rôle, ils sont devant ou derrière la caméra, ils regardent et commentent les extraits de films avant de les reproduire et de participer eux aussi à des luttes politiques. Ce dialogue entre différentes positions permet l’émergence d’un positionnement, d’une parole et d'un regard. Pierre Clémenti a été acteur avant de devenir réalisateur, puis de participer aux événements de Mai 68 en tant qu'acteur/réalisateur, caméra au poing dans La révolution n'est qu'un début. Continuons le combat. C’est ce processus de déplacement de la vision, de déplacement de l’action qui permet aux élèves et à Pierre Clémenti de développer leur subjectivité artistique et politique. Clémenti déploie une nouvelle expérience de vision pour nous rendre sensibles aux événements de Mai 68. Il choisit de ne pas retranscrire la lutte par une vision conventionnelle. Il dynamite le cadre, la pellicule et le montage. Nos Défaites n’est pas un film explosif et c’est peut-être ce qui m’interroge dans le film de Jean Gabriel Périot : cette idée de rester conforme dans le cadre, de ne pas trop s’éloigner des sentiers battus. Il faut rappeler, je pense, que contrairement aux films de Clémenti et à d’autres films qui prônent une idée révolutionnaire, Nos Défaites est un film commandé et financé par des institutions normatives, et je pense que la production du film se ressent dans la mise en scène.
Cependant, si Périot ne choisit pas de déformer ses images pour nous y rendre sensibles, ce n’est pas pour autant qu’il abandonne l’idée de l’expérimentation, de l’expérience. Expérience du cadre d’un côté, expérience dans le cadre de l’autre (sans que les deux soient opposés, l’un influençant l’autre). Par ce choix de pratiquer une expérience de pensée et d’action, je convoque aussi Peter Watkins et son film La Commune pour parler de Nos Défaites. On retrouve dans les deux films le modèle du jeu de rôle comme moyen d’apprentissage, comme moyen de questionner le médium du cinéma. Dans La Commune, Watkins interroge le rôle des médias dans notre société actuelle. Interroger la politique, l’histoire et l’image dans un mouvement commun. La Commune, comme Mai 68, comme les mouvements étudiants, s'est terminée par des défaites, le pouvoir étant toujours plus fort, le pouvoir maîtrisant les médias et les images. Les communards, comme les étudiants ou ceux qui ont participé à Mai 68, sont diabolisés avant d’être écrasés. Peter Watkins, Pierre Clémenti et Jean Gabriel Périot s'attachent à redonner un visage, une dignité et une vitalité à ceux et celles qui ont perdu. Il y a de la beauté à extirper de nos défaites. C’est d’ailleurs cette beauté, cette vitalité d’une lutte perdue qui donne du souffle aux acteurs. Le personnage interprété transmet sa connaissance et ses valeurs à l’acteur qui l’interprète. C’est grâce à cela que des femmes, des hommes, des sans-papiers se disent prêts à prendre les armes, à ériger des barricades dans les années 2000. C’est grâce à cela que des étudiants en cinéma se mettent après le tournage de Nos Défaites à bloquer leur lycée pour protester contre la violence du pouvoir en place. C’est donc la force du film de Jean Gabriel Périot, de démontrer à nouveau que le cinéma peut être un outil dans nos luttes politiques, un moyen de transmettre l’histoire des perdants et un moyen de participer à la démocratie technique pour agir dans un monde incertain.
Erwan Courvoisier
Bulletin Ciné N°3
Mars 2024
969b5234-f272-4162-be3a-c13177152b16.filesusr.com/ugd/fe09b9_9de2653fbdf6428c944574d246cb0850.pdf